8ème Rencontre de l'Association BPCO : "Femmes et BPCO : qu'attend-on pour agir ?"

"Femmes et BPCO : qu'attend-on pour agir ?"

Aujourd’hui 50 % des malades souffrant de BPCO, maladie respiratoire principalement due au tabagisme, sont des femmes. 4 facteurs expliquent ce chiffre : les femmes n’ont jamais été aussi nombreuses à fumer; elles sont physiologiquement plus exposées que les hommes à une dégradation respiratoire; elles ignorent tout ou presque de ce risque; et enfin, elles sont diagnostiquées trop tardivement. L’Association BPCO tire la sonnette d’alarme. Elle a consacré sa rencontre du 10 novembre 2015 au Sénat à cette urgence de santé publique.

I. Vivre avec une BPCO, le nouveau combat des femmes

50 % des malades BPCO sont aujourd'hui des femmes, conséquence directe du tabagisme féminin régulier depuis plusieurs décennies. Sylviane et Sylvie font partager leur vécu et leur ressenti de malade BPCO, depuis le diagnostic jusqu'aux conséquences sur leur vie quotidienne. Deux portraits qui en disent long sur le handicap, l'incompréhension, voire l'isolement que vivent les « femmes BPCO ».

Sylviane A. souffre de BPCO depuis 15 ans mais il y a encore quelques semaines elle ne le savait pas. « Le mot BPCO m'est prononcé pour la première fois, en mai 2015, par un nouveau et jeune pneumologue que je consultais pour une énième mesure de souffle », raconte celle qui vit désormais avec la maladie en connaissance de cause. Jusqu’à cette date, Sylviane rencontre périodiquement un pneumologue qui lui fait des mesures de ses débits
respiratoires et expiratoires, lui donne des traitements de fond et aussi d'urgence. Il est alors question de « déficience respiratoire bronchique », d’asthme, de bronchite chronique. Mais pas de BPCO.

Avec le temps, sa capacité respiratoire se dégrade. En 2015, une bronchite plus importante et invalidante que les précédentes la conduit à consulter à nouveau son médecin traitant pour lui faire part de sa difficulté de plus en plus importante à respirer. Le médecin l’envoie consulter un pneumologue dont le diagnostic sera aussi clair que direct : « Votre capacité respiratoire s’est considérablement dégradée ces 3 dernières années et si vous continuez ainsi vous risquez rapidement le pire ! ». « C’est alors que le mot « BPCO » a été prononcé, comme une évidence depuis toujours… », explique Sylviane. « Sur les 15 années écoulées, malgré mes quintes de toux, mes bronchites asthmatiques et les fausses routes fréquentes qui m'étouffent, personne n’avait jamais prononcé ce mot, ni ne m’avait incitée à l'arrêt définitif du tabac. Personne ne m’a dit : ce dont vous souffrez est la conséquence majeure du tabac et il est vital d'arrêter de fumer, nous allons vous accompagner ». Il ne lui fut pas
davantage expliqué que la cigarette entretenait et aggravait sa symptomatologie.

Sylviane date sa consommation de cigarettes des années où, jeune femme comme tant d’autres de sa génération, elle militait pour avoir les mêmes droits que les hommes. Sylviane va cependant arrêter de fumer pendant 7 ans. Un sevrage difficile mais réussi qu’elle conduira seule, sans soutien médical. Mais, des conditions de vie difficiles, de nombreuses contraintes professionnelles, une vie intense et stressante, la prise en charge de parents malades et dépendants, la conduiront à reprendre la cigarette « Les rares moments où je pouvais
m’échapper, j’avais envie d’une « cigarette plaisir ». L’arrêt du tabac lui aura fait prendre quelques kilos, que Sylviane ne pourra jamais reperdre du fait de certains autres traitements médicamenteux.

Aujourd’hui, Sylviane ne comprend toujours pas comment le diagnostic n’a pas été établi plus tôt, ce qui lui aurait évité d’en arriver à ce stade de la maladie (stade 3). Elle expérimente un parcours médical compliqué et aimerait exercer une activité physique régulière, « je ne veux plus être celle qu’on attend, l'infirme de service, vite essoufflée, épuisée, qui doit renoncer à tout de crainte de s'asphyxier ou qui croit affronter l'ascension de l'Everest quand il s'agit de quelques marches du métro ». Son état de dépendance au tabac, la perte de son libre arbitre, son statut de malade... et l'odeur même du tabac lui sont insupportables : « Elles sont contraires à mes valeurs et ajoutent, au désastre respiratoire, la dévalorisation de soi et la culpabilité ».

Sylvie O. travaille à Tours, en hypermarché depuis 23 ans, au rayon textile. Début 2006, son médecin traitant constate un essoufflement chronique à chaque visite et l’adresse à un pneumologue. Sylvie sera diagnostiquée BPCO avec un emphysème sévère en mars 2006. Mais elle continuera de fumer jusqu’à ce qu’elle soit hospitalisée, en novembre 2007, suite à une infection pulmonaire. « A ma sortie d’hôpital, trois semaines après, je n'ai pas repris la cigarette, plus envie. Je n'ai pas utilisé de patch ni vu de tabacologue, confie-t-elle. Elle ne fume donc plus depuis 8 ans.

Fin 2007, le médecin du travail demande à son employeur qu'un poste de travail aménagé lui soit proposé, à cause de son essoufflement permanent. « Le directeur de l'époque et ma chef de rayon m'ont proposé un poste en cabine d'essayage où j'étais assise la plupart du temps, pour une durée de travail de 15 heures par semaine », explique-t-elle. « Mais en octobre 2009, à part aller à mon travail, je ne faisais plus rien. Je n'avais plus envie de bouger, plus de motivation. »

Son pneumologue lui prescrit des séances de réentrainement à l'effort à « l'Espace du Souffle » de Tours, une structure créée par des pneumologues et des kinésithérapeutes formés au handicap respiratoire. Elle suit 30 séances, à raison de 3 fois par semaine. Par la suite son pneumologue réduit ses séances à une fois par semaine. Ainsi, depuis 6 ans, Sylvie travaille son souffle et ses muscles, à l'aide de tapis de marche, de vélos ou d’un rameur pendant 45 mn, le tout suivi de séances d'étirement. « Nous sommes surveillés de très près par les kinés. Le résultat est spectaculaire. J'ai retrouvé du bien être sur le plan pulmonaire et j'ai gagné en qualité de vie.»

Pourtant, sa BPCO s’aggrave et, en 2010, Sylvie se voit prescrire de l'oxygène par son pneumologue. Aujourd'hui, elle vit avec de l'oxygène (ses fameux « tuyaux dans le nez ») 14 heures par jour, sans en avoir besoin la nuit. « L'acceptation de l'oxygène en milieu public a été très dur. Je trouvais le regard des autres terrible. Je marchais tête baissée et il ne fallait pas me parler. » Au début quand elle se rend à son travail, elle laisse sa bouteille d’oxygène dans sa voiture. « Je préférais être essoufflée plutôt que de me balader avec. »

Jusqu'au jour où son directeur de l’époque la voit en difficulté respiratoire. Il lui conseille d’ignorer le regard des autres, de penser d’abord à elle, à sa santé, et lui ordonne de venir travailler le lendemain avec son oxygène. « Aujourd'hui les clients y sont habitués et moi aussi, commente Sylvie. Le regard des autres ne me gêne plus et quand nos regards se croisent, certains viennent me voir pour me dire : « je peux vous demander ce que vous avez ? » et je le leur dis. » Début juin 2015, son magasin supprime des cabines d'essayages.

Son nouveau directeur, Mr Altes (Photo) aménage pour elle un nouveau poste de travail. Dans le magasin, elle est parfois assise derrière un pupitre pour renseigner les clients et à d’autres moments dans les rayons pour aider ses collègues. « Je bouge à mon rythme, et reste continuellement au contact des clients. Cette trajectoire l’a également poussée à s’impliquer auprès d’autres malades au sein de l'association Air Centre Val-de-Loire.

« J'ai la chance d'avoir eu non seulement un bon pneumologue mais aussi des directeurs de magasin très compréhensifs. Cela me fait énormément de bien physiquement et moralement. » Aujourd’hui Sylvie travaille 12 heures par semaine, soit 3 heures par jour sur 4 jours. « Je peux dire un grand merci à mon directeur pour avoir aménagé des postes de travail pour les employés handicapés, car tous les employeurs n'acceptent pas toujours nos difficultés et nos différences. » Et lorsqu'on lui dit qu’elle est courageuse, Sylvie répond simplement : « Non, je ne suis pas courageuse, je suis vivante, c'est tout ! »

II. Chronique d’une catastrophe annoncée

Comme pour Sylviane ou Sylvie, c'est l’addiction au tabac qui est à l'origine de la BPCO dans 80% des cas. La montée en puissance du tabagisme féminin depuis cinquante ans aboutit aujourd'hui à une réelle épidémie de BPCO, 3e cause de décès dans le monde en 2030, d’après l’OMS. Alors que les méfaits du tabac sont maintenant clairement identifiés et connus, les femmes continuent de fumer plus que jamais.

Une épidémie pas si égalitaire

« C’est le fruit d’une évolution sociétale » souligne le professeur Chantal Raherison (photo), pneumologue à Bordeaux et présidente du groupe « Femmes et poumon » de la SPLF, « le tabagisme des femmes a accompagné leur libération au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, nous en voyons les conséquences. Les données épidémiologiques montrent que le visage de la BPCO change ». La pneumologue rappelle que la BPCO concerne aujourd’hui autant les hommes que les femmes (voir infographie). Aujourd’hui le « profil » du malade BPCO n’est plus le stéréotype masculin de la BPCO – un homme de plus de 50 ans, fumeur ou ex-fumeur, qui tousse et qui crache régulièrement. En 2015, la réalité de cette maladie touche 50% d’hommes et 50% de femmes. On oublie trop ces dernières.

La maladie s’est donc féminisée et « rajeunie ». Dans certains pays – comme les USA, l’Autriche, l’Australie ou encore l’Islande – la prévalence de la BPCO est supérieure chez la femme que chez l’homme. Mais le visage de la maladie est différent selon qu’il s’agit des hommes ou des femmes. Cette pathologie présente souvent des caractéristiques particulières chez les femmes qui en sont atteintes. Si la BPCO reste une maladie sous-diagnostiquée dans les deux sexes, elle demeure « possiblement sous-estimée chez les femmes fumeuses
par les médecins. » A tabagisme égal, le diagnostic de BPCO est moins souvent porté devant le cas d’une femme fumeuse (49 %) que devant le cas d’un patient fumeur (64,6 %).

Des études montrent par ailleurs que les femmes fumeuses développent une maladie pulmonaire un peu différente de celle des hommes, où les lésions d’emphysème (maladie des alvéoles pulmonaires qui détruit progressivement les poumons) seraient moins fréquentes et moins étendues que l’atteinte bronchique. Le profil clinique des femmes est à cet égard différent de celui des hommes : elles toussent davantage et ont moins d’expectorations que leurs homologues BPCO masculins. Si les femmes ont moins d’emphysème, elles
pourraient, en revanche, avoir une atteinte bronchique plus marquée. « Il existe quelques éléments pour penser que les oestrogènes exercent un effet protecteur chez les femmes fumeuses et pourraient notamment expliquer que l’emphysème soit moins important chez elles. Mais la ménopause viendra favoriser la dégradation de la fonction respiratoire. »

Le retentissement de la BPCO sur la femme est souvent marqué par une précocité de l’atteinte respiratoire et par de l’anxiété ou un syndrome dépressif associé. Il est également démontré que la qualité de vie des gros fumeurs atteints de BPCO est plus altérée chez les femmes que chez les hommes. En revanche, chez la femme ayant une BPCO, l’altération de la vie sexuelle semble moindre que chez l’homme porteur de la maladie. Les femmes sont plus particulièrement gênées par la dyspnée (difficulté à respirer), et la BPCO peut entraîner chez celles qui en sont atteintes une perte de confiance. La souffrance psychologique des femmes atteintes de BPCO est en effet plus importante que celle des hommes. S’y ajoute l’incompréhension de l’entourage car la maladie est invisible jusqu’à un stade avancé et donc difficilement compréhensible par l’entourage. « Il faut être attentif aux risques corrélés à l’anxiété qui sont une mauvaise image de soi, une perte de confiance et un désengagement - voire un isolement – social. Il faut donc agir pour améliorer le diagnostic précoce et la prise en charge de la BPCO », conclut la pneumologue.

Des symptômes plus insidieux chez les femmes expliquent le sous-diagnostic

Emilie Zard (Photo), 28 ans, jeune médecin généraliste exerce au sein d’un cabinet de groupe de 6 médecins. Elle considère qu’il n’est pas assez fait sur la BPCO, qui est à ses yeux un « problème de santé publique considérable ». « Après discussion avec mes collègues, anciennement ou récemment installés, nous avons conclu que nous avons une représentation stéréotypée de la BPCO : c’est l’homme qui crache et qui tousse ». Alors qu’en matière de BPCO, les femmes ont désormais rejoint les hommes sur le pire des scénarios : le tabac.
Chez la femme, c’est beaucoup plus insidieux, le généraliste ne pense pas à ce diagnostic devant une femme car elle ne va pas se plaindre de toux ou de crachats. Elle va parler de sa fatigue, ou dire qu’elle a une déprime passagère. Elle mettra ces signes sur le compte de sa vie quotidienne et invoquera la difficulté à s’occuper des enfants, ou la pénibilité du travail.
« Les gens viennent très peu nous voir parce qu’ils crachent le matin, cela peut passer inaperçu si on ne les interroge pas précisément dessus. Mais la mesure du souffle (spirométrie) aura vite fait d’éclairer le diagnostic. Au cabinet du médecin généraliste, la prise en charge doit se faire en fonction de signes cliniques différents : anxiété, dépression, plutôt que la toux et le crachat habituels. »

Un sevrage tabagique différent selon le sexe

« Dans cette prise en charge, le traitement médicamenteux est identique. En revanche, en terme de sevrage, ce n’est pas du tout pareil, précise la généraliste, un homme va vouloir arrêter de fumer du jour au lendemain. On ne peut pas vraiment influencer sa décision, c’est une sorte de déclic. Chez la femme, ce déclic est moins fréquent, parce que derrière tout ça, il y a la crainte de la prise de poids, qu’il faut prendre en compte avec sérieux.»
La généraliste reçoit en consultation davantage de femmes que d’hommes, elles devraient donc être plus accessibles à la prévention, au conseil minimal, etc. Pourtant, l’argumentaire sur l’arrêt du tabac reste délicat. Pour les femmes enceintes, l’argument porte, car il y a une autre vie en jeu et la prise de poids entre moins en ligne de compte à ce moment là. La grossesse fait prendre du poids quoiqu’il arrive. Ce serait donc un moment clé pour entamer un sevrage. « Pourtant, pour le sevrage tabagique, en tant que médecin, je trouve plus difficile
de sevrer une femme qu’un homme. »

Mais… on peut redonner du souffle au quotidien des femmes BPCO

Pour Daniel Piperno, pneumologue libéral à Lyon, le fait d’avoir une BPCO ne doit en rien condamner la femme qui en souffre à rester inactive. « Malgré une maladie respiratoire, il est tout de même possible d'avoir une activité physique régulière : augmenter son temps de marche, prendre les escaliers plutôt qu'un escalier mécanique ou un ascenseur etc. Autant de « petites choses », de modifications de son mode de vie quotidien, qui contribuent à faire de l'activité physique régulière sans aller jusqu'à faire du sport. »
Au yeux du médecin, l'avantage présenté par l'activité physique est qu’elle peut avoir une action préventive sur les comorbidités. On peut ainsi améliorer son hypertension artérielle, réduire son diabète, le syndrome métabolique (prise de poids). « Chez la femme BPCO en particulier, des études(1,2) ont démontré que l'anxiété et la dépression associées peuvent être diminuées grâce à un programme de réhabilitation respiratoire. » Dans ce cas, l'effet groupe est intéressant : le fait de se retrouver avec d'autres personnes qui ont la même pathologie aide à mieux comprendre sa maladie, à mieux la tolérer. Les résultats tendent à montrer que l’image de soi est restaurée et le risque d’isolement réduit.
Il existe donc des solutions pour redonner du souffle à son quotidien et améliorer sa qualité de vie. « Les femmes sont certainement plus sensibles au tabac, ce qui explique qu'à tabagisme moindre, elles déclenchent plus facilement des BPCO. Il faut à tout prix qu'elles se remettent en mouvement si elles ont une BPCO », conclut Daniel Piperno.

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(1) Schane R.E., Walter L.C., Dinno A., Covinsky K.E., Woodruff P.G. Prevalence and risk factors for depressive symptoms in
persons with chronic obstructive pulmonary disease J Gen Intern Med 2008 ; 23 : 1757-1762
(2) Revue des Maladies Respiratoires Volume 28, numéro 6 pages 739-748 (juin 2011)
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III. Femmes et tabac : une attirance fatale

Tabagisme : une longue histoire au féminin

L’histoire des femmes et du tabac se conjugue avec l’évolution de notre société sur le demi siècle écoulé. Le tabac a longtemps été l’apanage des hommes, et certains de ses usages étaient réservés à une élite, avant de se répandre dans toutes les strates de la société.
D’après le sociologue Patrick Peretti-Watel (Photo), le tabagisme est longtemps apparu comme une « pratique démocratique », aussi fréquent parmi les cadres que parmi les ouvriers. Mais la différentiation sociale du tabagisme va croître avec les années, en particulier au cours de la dernière décennie.
Au fil du temps, le tabagisme va ainsi devenir un marqueur de précarité. Une précarité dans laquelle va s’inscrire la nouvelle situation de la femme. « Il y a aujourd’hui une relation forte entre la gestion de la précarité et le tabagisme, note Patrick Peretti-Watel. Les femmes sont dans des situations de plus en plus précaires. Elles sont de plus en plus présentes sur le marché de l’emploi. Si elles sont devenues de plus en plus actives, elles travaillent plus et la répartition des tâches dans le milieu domestique, les hommes en font plus qu’avant, cela ne
compense pas véritablement cette « double journée de travail des femmes ».

De plus en plus, les femmes sont en charge de deux générations : la suivante – celle de leurs enfants (et petits enfants) – et la précédente – celle de leurs parents qui vieillissent - Deux générations qu’il faut prendre en charge dans le cercle familial (sans oublier, dans certains cas, leur propre conjoint). « Suite à un certain nombre de transformations de la société contemporaine – taux d’activité des femmes, espérance de vie, besoin d’aide des plus âgés, répartition des tâches domestiques - , les générations de femmes qui ont entre 40 et 60 ans sont à un âge charnière, dans une société où on leur demande de plus en plus. Ces facteurs peuvent expliquer le fait
que l’on observe une augmentation du tabagisme dans cette population et, malheureusement, le déclin de l’espérance de vie en bonne santé constaté chez les femmes. »

Les femmes : cibles de choix du marketing des industriels du tabac

« En plus des raisons sociologiques, la hausse du tabagisme féminin constatée depuis quelques décennies en France s’explique par l’influence des industriels du tabac qui, pour augmenter leur vente et leur profit, ont déployé des stratégies et outils marketing très ciblés et très efficaces pour inciter les femmes à fumer » explique Karine Gallopel-Morvan (Photo), Professeure des universités en marketing social à l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP).

Parmi les outils et stratégies marketing déployés depuis plus de 50 ans par les industriels du tabac pour toucher les femmes, on peut citer par exemple :
- des publicités qui, dès les années 1920-1930, associent l’acte de fumer à l’indépendance, la minceur, la beauté, la modernité et l’émancipation des femmes ;
- des marques de tabac qui paient des célébrités de la mode et du cinéma pour qu’elles fument dans les films, magazines de mode et sur des publicités. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de voir des actrices ou mannequins avec une cigarette dans les magazines français.
- à partir des années 1970, la création de marques « spéciales femmes » qui évoquent la minceur, la mode, etc. (« Virginia Slims, Vogue, Corset, Yves Saint-Laurent, etc. ») ;
- la mise en vente de paquets de cigarettes attractifs en forme d’étui à rouge à lèvres ou de parfum, aux couleurs agréables (rose, vert, violet, paquets brillants, etc.), affublés de mentions qui vont oublier la dangerosité du produit (Superslims, arôme, frisson, pink, etc.) » (encore en vente aujourd’hui sur le marché français et dans de nombreux pays) ;
- la vente de cigarettes longues et fines (qui évoquent la minceur) et aux arômes appréciés par les femmes (lilas, menthe, jasmin, etc.).

L’ensemble de ces dispositifs marketing a été efficace pour lever le tabou du tabagisme féminin, en donner une image positive, inciter les femmes à fumer et limiter l’impact et la portée des politiques de prévention mises en place par les gouvernements. Dans les années 70 en France, les industriels du tabac ont ciblé intensivement les jeunes filles pour les inciter à fumer. Ces jeunes filles sont aujourd’hui devenues mères et, sans en avoir conscience, perpétuent la normalité de l’image de femmes fumeuses devant leurs enfants. On doit à ce marketing et à un environnement globalement favorable au tabac l’augmentation de la prévalence du tabagisme féminin en France dans les classes d’âge de 40 et plus. En 2014, 24,3 % des femmes âgées de 15-75 ans fument régulièrement, 32,5 % des 20-25 ans, et 28,7 % des 26-34 ans.

Comment faire face à une telle addiction ?

« Il faut faire connaître l’envers du décor », plaide le Pr. Bruno Housset (Photo), pneumologue au CHI de Créteil et Président de la Fédération Française de Pneumologie (FFP). « C’est dramatique à cause de la flambée de cancers du poumon observée actuellement, qui est quasiment épidémique, avec des femmes de plus en plus jeunes. L’autre aspect des choses est l’atteinte respiratoire, avec la BPCO qui gagne de plus en plus les rangs des femmes. »
Ainsi le nombre de femmes atteintes d’un cancer du poumon a considérablement augmenté dans la période récente : il a plafonné à 500 décès pour 100 000 femmes dans les années 1982-1988, pour passer à 1300 pour 100 000 sur la décennie 2000-2010. En parallèle, sur les mêmes périodes, le nombre de décès par BPCO a fortement augmenté chez les femmes comme chez les hommes, conséquence directe du tabagisme.

Ainsi le risque de décéder d’un cancer du poumon s’est considérablement accru depuis 1920 : il est de 0,49 % pour la classe d’âge des femmes nées en 1920 (contre 4,98 % chez les hommes). Ce pourcentage va passer à 1,69 % pour les femmes nées en 1950 (donc multiplié par plus de 3) alors qu’il va baisser chez les hommes de cette même classe d’âge à 4,43 %.
En 25 ans, on a pu observer une stabilisation du nombre de cancers du poumon chez les hommes (autour de 50 pour 100 000 personnes), alors que les cancers ont fortement augmenté dans les rangs des femmes (Source : estimation nationale de l’incidence et de la mortalité du cancer en France entre 1980 et 2012, INCa, 2013)

Pour le Pr Housset, il ne faut pas hésiter à dire des vérités bien « frappées », à l’image de celles qui sont publiées sur le site Internet finnois tobaccobody.fi., qui explique en image l’impact du tabac sur l’organisme des femmes et des hommes. « Un vieillissement accéléré est associé au développement d’une BPCO. Il faut passer un peu de temps à expliquer aux personnes concernées qu’avant même les signes de BPCO, il y a une atteinte respiratoire qui témoigne du vieillissement. La notion d’âge pulmonaire peut aider à faire passer ce message.»
De plus, le tabac n’est pas sans incidence sur la fertilité des femmes. « Il entraine des réductions de la fertilité, des retards dans la conception, des diminution des capacités de fécondation en cas d’exposition in utéro ou encore des risque de grossesse extra-utérine ».

Sans compter les interactions entre le tabac et la contraception orale, qui peuvent entraîner plus de phlébites, d’embolies pulmonaires et d’infarctus. Il est par ailleurs vivement recommandé aux femmes enceintes de ne plus fumer, tant les effets sur leur santé comme sur celle de leur futur enfant sont nombreux (prématurité, diminution de la croissance foetale, petit poids à la naissance, altération des fonctions cérébrales du nouveau-né). En cas de tabagisme maternel, on a observé une augmentation du risque de syndrome de mort subite du nourrisson et des anomalies de développement.

Un sevrage tabagique au cas par cas

Responsable de l’unité de coordination de tabacologie au CHRU de Nancy, présidente de la Société francophone de tabacologie(SFT), le Dr Nathalie Wirth revient sur les réponses à apporter aux femmes qui vivent l’addiction au tabagisme. « L'aide à l'arrêt du tabac est important, explique la tabacologue : la nicotine est la drogue la plus puissante proposée sur le marché, cette forte dépendance complique l'arrêt du tabac ». La majeure partie des fumeurs veulent arrêter, mais ils se retrouvent handicapés par cette dépendance et trop souvent laissés à eux même, sans recours de proximité.
« La dépendance à la nicotine est une maladie chronique, ajoute le médecin. On n’en guérit jamais vraiment, le fumeur n'est jamais à l'abri d'une rechute. Mais si on parvient à un arrêt total, les bénéfices pour la santé sont notables. C'est une dizaine d'années de vie gagnées. »
Aussi les professionnels ont-ils dans ce cadre un rôle important à jouer, en proposant des traitements efficaces et une prise en charge comportementale. Les consultations et le suivi sont longs, car il faut informer, inciter à l’arrêt du tabac et aussi convaincre de la nécessité de
le faire. « Arrêter de fumer est une chose, prévenir les rechutes en est une autre. Aussi, faut-il rendre cet arrêt confortable afin de les éviter. La prise en charge doit être individuelle et personnalisée », ajoute la tabacologue. « C’est une fausse idée que les femmes auraient
moins envie d’arrêter que les hommes, précise la spécialiste ; globalement plus de 70 % des fumeurs, quelque soit le sexe, veulent arrêter.»

IV. Quelle offensive publique contre le tabac ?

Un plan anti-tabac ambitieux

Face aux dégâts causés par le tabagisme – un récent rapport de l’OFDT souligne que son « coût social » peut être estimé à 120 milliards d’euros (1) –, il n’est d’autre solution que d’engager des politiques de prévention aussi fermes que volontaristes. A ce titre, l'ancien député Yves Bur, président de l’Alliance Contre le Tabac, rappelle, dans le rapport qu’il a présenté en février 2012 (2), la nécessité de « stopper l’ingérence de l’industrie du tabac dans les politiques de santé publique ». Il a récemment salué le « plan anti-tabac ambitieux » engagé par l’actuelle ministre de la Santé et s’est en particulier félicité de la mise en oeuvre du paquet neutre standardisé, « mesure emblématique du Programme National de Réduction du Tabagisme (PNRT) ».

La lutte des pouvoirs publics contre le tabagisme a été relancée en France avec l’adoption, en septembre 2014 du Programme National de Réduction du Tabagisme (PNRT), qui est la mesure n° 10 du Plan Cancer 2014-2019.
« La France compte plus de 13 millions de fumeurs adultes et cette situation ne cesse de s’aggraver, a alors souligné la ministre de la Santé, Marisol Touraine. Depuis 2005, le nombre de fumeurs a recommencé à augmenter, à rebours de nos voisins européens. Cette augmentation touche principalement les femmes, les personnes en situation de précarité et les jeunes. »

Ce PNRT, qui vise à réduire de 10 % le nombre de fumeurs quotidiens d’ici à 2019, présente trois axes principaux d’action :
- Protéger les jeunes et éviter l’entrée dans le tabac
- Aider les fumeurs à s’arrêter
- Agir sur l’économie du tabac

« Nous voulons que les enfants qui naissent aujourd’hui soient la première génération d’adultes non-fumeurs ! », a souhaité la ministre. Dans l’arsenal des mesures qui ont été arrêtées par la loi de modernisation du système de santé, actuellement en débat au parlement, figure l’introduction du paquet de cigarette « neutre », c'est-à-dire sans marque ni logo. L’interdiction de fumer dans les véhicules en présence d’enfants de moins de 12 ans ainsi que dans les espaces publics de jeux pour enfants est également une autre mesure emblématique de ce plan.
Le programme souligne par ailleurs que l’industrie du tabac a une responsabilité vis à vis de notre santé et qu’il est souhaitable qu’elle participe au financement des actions de lutte contre le tabagisme. « L’ambition du PNRT est de rompre avec la faiblesse des moyens attribués, constatée par la Cour des comptes ainsi que par le député Yves Bur dans son rapport
parlementaire de 2012 », a souligné la ministre de la Santé lors de sa présentation.

L’objectif fixé par le ministère est triple :
♥ Faire baisser le nombre des fumeurs de 5% dans 5 ans
♥ Descendre sous la barre des 20% de fumeurs dans 10 ans
♥ Atteindre les 95% de non fumeurs chez les jeunes dans 20 ans…

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(1) « Le coût social des drogues en France, Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), septembre 2015.
(2) « Propositions pour une nouvelle politique de lutte contre le tabac », rapport au ministre du Travail, de l’emploi et de la santé, février 2012.
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 Les pays nordiques ont pris de l’avance

Islande : objectif 0 % de fumeurs de moins de 16 ans en 2020

C’est en 1969 que l’Islande engage une réflexion sur un vaste programme éducatif qui visera à faire reculer le tabagisme dans un pays qui compte aujourd’hui 323 000 habitants. "La publicité en faveur de la cigarette y est alors totalement interdite", explique Madame Berglind Asgeirsdottir, ambassadeur d’Islande en France et ancienne Secrétaire générale au ministère de la santé islandais. Par la suite, le tabac sera également prohibé, dans les avions ou dans les cinémas ; suivra l’interdiction de vente de cigarettes aux moins de 16 ans. En 2001, situation inédite en Europe, l’affichage des paquets de cigarettes disparaitra dans les lieux de vente où plus aucun paquet n’est visible yeux du public. Une aide publique au sevrage tabagique sera également mise en place, tant pour arrêter de fumer que pour ceux qui voudraient reprendre le tabac. Cette politique volontariste et sur la durée a porté ses fruits puisque la prévalence au tabac est inférieure à 10 % en Islande (vs 34% en France aujourd’hui).
"Beaucoup d’argent a été investi dans les mesures contre le tabac et la politique publique a été efficace", poursuit Mme Berglind Asgeirsdottir. "Une taxe de 0,9 % sur les recettes du tabac a notamment permis à cette lutte de porter ses fruits. Dans les collèges et lycées, des opérations « une classe sans tabac » ont été organisées, par lesquelles les élèves non-fumeurs faisaient pression sur leurs camarades fumeurs pour emporter le Prix. Notre nouveau plan de lutte contre le tabagisme vise désormais à atteindre l’objectif de 0 fumeur parmi les jeunes à l’horizon 2020, c’est-à-dire d’ici à 5 ans. Le monde sportif, de la musique et du spectacle a volontiers accompagné ce mouvement et malgré une offensive des importateurs de tabac pour contrer cette politique de santé publique, l’Etat est fier de cette bataille. Aujourd’hui, chez nous, les fumeurs s’excusent quand ils fument, ils sont gênés de s’exposer en public avec une cigarette."